Un diptyque de George Balanchine avec deux entrées au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. Le chorégraphe russe qui émigra aux Etats-Unis dans les années 30 se trouve ainsi représenté d’abord par une pièce évocatrice de son enfance et de son adolescence, caractéristique de l’âme russe. Un entracte et c’est le Balanchine de Broadway attiré par l’énergie jazzy et captivante de la ville New-York qu’il conquiert au cours de cette même décennie.
Ballet impérial
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
Who Cares?
Musique: George Gershwin (1898-1937)
Chorégraphie : George Balanchine
Direction musicale : Mikhail Agrest
Ballet et Orchestre de l’Opéra National de Paris
Palais Garnier du 8 février au 10 mars
La programmation de la saison 2022/2023 fut intégralement décidée par Aurélie Dupont qui quitta la compagnie au printemps dernier. José Martinez désigné pour lui succéder à l’automne en reprit l’exécution à partir du mois de décembre. C’est en mémorable interprète de George Balanchine, inégalé dans Diamants et autres ballets en noir et blanc du maître, qu’il veille sur l’entrée au répertoire de deux pièces du chorégraphe dont l’œuvre dans sa diversité et dans son étendue souffre la comparaison à celle de Picasso et de Stravinski dont il fut d’ailleurs le complice à travers plusieurs décennies.
La soirée s’ouvre avec la musique de Tchaïkovski, son Concerto pour piano n°2 en sol majeur, sur laquelle Balanchine admirateur et grand connaisseur du compositeur appose son Ballet Impérial. Il s’agit d’une pierre fondatrice pour l’American Ballet Theatre qui s’appelait encore à sa création en 1941 l’American Ballet Caravan. La toute première eut d’ailleurs lieu en tournée au Brésil. Après une virtuose introduction au piano exécutée pour cette série par le français Emmanuel Strosser, le rideau se lève sur 8 couples de danseuses et de danseurs dont les lignes et les parcours forment une parfaite initiation à la noblesse de la danse académique russe. Ports de bras amples, révérences appuyées et placement impeccable. Le seul petit bémol de cette série de représentation sera le nombre de surnuméraires qui diminue un peu l’unisson attendu du Corps de ballet de l’Opéra.
Illustrant la richesse thématique de la partition du compositeur, Balanchine distribue deux ballerines. La première soliste, Silvia Saint-Martin, Première Danseuse du Ballet, offre un majestueux travail de bras et se balade musicalement sur le plateau du Palais Garnier. Resplendissante et précise, elle gagne manifestement en maturité artistique. Le premier rôle est confié à Ludmila Pagliero, Etoile à la technique admirable mais qui peine un peu dans l’entrée en scène à dire vrai redoutable. Elle prend le parti d’une interprétation « reine des glaces » que l’entrée en scène de son partenaire Paul Marque dégèle heureusement. L’Etoile masculine encore jeune a considérablement progressé en adage et la qualité et la solidité de sa danse en font probablement le plus talentueux élément de cette génération.

Avec le deuxième mouvement Paul Marque montre à quel point il est devenu un interprète. Ballet abstrait par excellence, le danseur y conte une histoire, celle du Prince Siegfried ou du Prince Désiré, hommage à Marius Petipa, démiurge des grands ballets du répertoire. Balanchine n’aimait pas imposer un argument mais il le suggère adroitement. Les volutes de ballerines comme il en joua à nouveau dans Thème et Variations trois années après forment de magnifiques guirlandes dont le danseur se joue avec équilibre.
Le troisième mouvement, allegro con fuecco, permet d’apprécier le travail de petite batterie et de bas de jambe que Solistes et Corps de ballet maîtrisent à l’envi. Un travail de syncope qui évoque déjà les claquettes de Broadway avec un finale enthousiasmant, merveilleuse transition vers « l’entertainment » de la seconde partie de programme.
Avec Who Cares?, l’Opéra aborde un style moins académique, jazzy et éminemment syncopé, à l’allure plus grand public mais à l’exécution parfois piégeuse. Le ballet en deux parties chorégraphié en 1970 rend hommage au New-York des années 30 et 40 que Balanchine épousa avec succès. Les décors et les costumes un tantinet clinquant, que d’aucuns pourraient trouver « cheap », plongent la compagnie dans l’univers des « guys and dolls » mais la rapidité des tempi et la chorégraphie exigent une dextérité équivalente à l’académisme de Ballet Impérial, avec un sens appuyé du « show ».
Le Corps de ballet semble s’amuser, fait montre d’abattage et d’humour. Cinq couples de solistes évoluent en groupe et en duo, l’opportunité de sortir du rang ou de se présenter sous un angle moins connu. Roxane Stojanov, Thomas Docquir, Silvia Saint-Martin et Antonio Conforti se distinguent particulièrement. Brio et humour montrent que des danseurs français parfois taxés d’une forme de réserve peuvent présenter une danse beaucoup plus extravertie sans une once de vulgarité.

En seconde partie du ballet, un danseur, tel l’Apollon Musagète du même chorégraphe fricote avec trois ballerines. Un duo et une variation pour chacun, un rôle périlleux dont Germain Louvet se tire non sans quelque fatigue et frissons car il n’est pas si facile de s’adapter à trois partenaires très différentes. Léonore Baulac fait son retour, espiègle et séductrice, elle fait une belle démonstration de son talent dans Fascinatin’ Rhythm, la variation la plus célèbre du ballet. Non sans compétition avec Valentine Colasante, à la technique aussi solide et l’aérienne Hanna O’Neill, aux lignes dont un certain George Balanchine aurait raffolé. Tel un Picasso ou un Pygmalion, Balanchine a chorégraphié toute sa vie pour des ballerines qu’il admirait et dont souvent il tombait amoureux. Il appartient aux répétiteurs du Balanchine Trust telles Patricia Neary ou Sandra Jennings de transmettre l’essence de ces rôles qu’il offrait comme des parfums à l’identité variée.
Un programme relativement court pour l’Opéra mais le public s’en va repu et ravi par cette soirée équilibrée. Quatre distributions d’un programme qui offre des rôles à bon nombre de danseurs qui s’illustraient en décembre dans une chorégraphie de Pina Bausch. L’Opéra de Paris a su ces dernières années ancrer cette versatilité du répertoire et des interprètes. Un projet artistique que José Martinez entend perpétuer et développer.