Malgré la menace des variants successifs du COVID, le Ballet du San Carlo de Naples parvient à faire entrer au répertoire le Lac des cygnes dans la chorégraphie de Patrice Bart. Un exploit en ces temps éminemment incertains et une prouesse artistique tant le Corps de ballet et les solistes convainquent par leur discipline et leurs qualités artistiques.
Le Lac des cygnes
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphie : Patrice Bart d’après Marius Petipa
Direction musicale : Benjamin Shwartz
Ballet et Orchestre du Teatro San Carlo
Teatro San Carlo de Naples du 28 décembre au 5 janvier
Avec l’arrivée de Stéphane Lissner à la tête du Teatro San Carlo de Naples, c’est non seulement l’opéra et la musique symphonique qui connaissent un réveil et un grand bond en avant, mais la danse fait également un « grand jeté ». Le Surintendant et Directeur artistique eut l’intelligence de convaincre Clotilde Vayer, numéro deux de la danse à l’Opéra de Paris auprès de Benjamin Millepied puis d’Aurélie Dupont, de le suivre dans la capitale de la Campanie. Ce théâtre demeure avec la Scala de Milan et la Fenice de Venise l’un des plus beaux écrins au monde mais en termes de matériel de danse, le défi était de taille. Malgré les mois de confinement et les difficultés en tous ordres liées à la pandémie, le Ballet s’autorise une entrée au répertoire du Lac des cygnes de Patrice Bart, chorégraphié pour la compagnie berlinoise du Staatsoper en 1997.
Cette lecture du Lac, fidèle aux éléments authentiques de la chorégraphie de Marius Petipa, transpose l’argument à l’époque de la création, la Russie impériale des Romanov. Odette/Odile tient évidemment son rang mais Bart renforce la dramaturgie des personnages de la Mère, de Benno, compagnon du Prince et du trouble Rothbart, tuteur et mauvais génie. Les costumes et les décors, sans les excès fréquents d’un gothique-pompier, encadrent de manière efficace ce qui demeure le ballet des ballets du répertoire classique. C’est avec cette œuvre maîtresse au centre de sa carrière de danseuse et de maîtresse de ballet que Clotilde Vayer porte la compagnie sur les fonts baptismaux de son mandat.
Le premier acte de la chorégraphie de Patrice Bart ne rivalise pas avec la difficulté pour le Corps de ballet masculin avec la version de Rudolf Noureev mais la Valse et la Polonaise mettent à contribution tous les danseurs de la compagnie, parfaitement en condition. Dès les premières variations, Siegfried interprété par Alessandro Staiano, et Benno, Stanislao Capissi, dévoilent leur technique mais sans démonstration, avec musicalité et un sens habile de la narration. Clotilde Vayer a pris le parti de faire connaissance et de promouvoir les talents locaux, souvent issus de l’Ecole, et qui ont fait pour la plupart carrière au Teatro San Carlo. Cette opportunité, non sans challenge, semble galvaniser les danseurs qui souvent alternent dans les rôles principaux et les rôles secondaires, la meilleure façon de progresser et de créer un esprit de corps qui cimente la compagnie. Dès le premier acte, la Mère omnisciente ne se contente pas d’étrenner sa traine mais régente la destinée de son fils, sa créature dont l’avenir va lui échapper. Annalina Nuzzo campe une reine altière et centrée sur elle-même. La relation vaguement ambigüe de Siegfried avec Benno suggère plus qu’elle n’impose l’homosexualité du Prince. Une histoire à tiroirs dont chacun choisit sa lecture.
La variation lente du Prince, trait d’union musical et narratif entre le 1er et le 2ème acte nous plonge dans l’acmé du ballet classique, le fameux acte blanc. Le Ballet du San Carlo aligne 18 cygnes parfaitement galbés, ports de bras et intervalles réglés au cordeau. La compagnie avait déjà travaillé le 2ème acte du Lac dans la version de Noureev au printemps dernier mais le travail est ici plus que doublé en longueur et en complexité avec le 4ème acte et car les différences entre Noureev et Bart fourmillent malgré la filiation. Les quatre petits cygnes aux ports de tête et aux sauts de chat synchrones remportent un succès mérité, avec les chuchotements d’un public napolitain peu discipliné, malgré les appels réitérés du personnel d’accueil à conserver le masque correctement ajusté et à ranger les maudits téléphones portables. Le rôle d’Odette au 2ème acte est incarné avec aisance et un lyrisme contenu par Luisa Ieluzzi. Ce produit du San Carlo s’exprime parfaitement dans l’adage, la variation et la coda sans stress apparent ni artifices inutiles. Le couple formé avec Alessandro Staiano, en taille comme artistiquement, promet avec cette première une belle série de représentations, au San Carlo, comme à Salerne au mois de janvier ou cet été dans les Pouilles.
Mais Le Lac serait trop monolithique sans l’électrique et troublant 3ème acte. Patrice Bart réduit le défilé des danses de caractère en utilisant la danse russe et la czardas pour la Mère, Benno et Siegfried, tentés par le séduisant Rothbart. Le mauvais génie des actes blanc, maître de cérémonie de cet acte à la Cour est incarné par Ertugrel Gjoni. Imposant et charismatique, il sème le trouble dans un intéressant pas de quatre, sans se ménager dans les tours en l’air de sa variation. La Danse espagnole se mêle un peu à une tarentelle, et la Danse napolitaine trouve ici naturellement son public ! Le pas de deux du cygne noir est précédé d’une danse avec quatre fiancées aux variations identifiables. Ce passage souvent négligé des versions du Lac gagne ainsi plus d’intérêt. Le fameux Pas de deux du Cygne noir comporte tous les atours de la chorégraphie de Petipa. Luisa Ieluzzi et Alessandro Staiano l’exécutent avec style et sans les excès des galas démonstratifs hélas souvent lucratifs pour les danseurs.
Le 4ème acte début par un prélude rideau baissé dirigé un peu lentement par Benjamin Scwhartz, seul bémol de cette série de représentations. La musique en est pourtant tellement séduisante à cet instant de la partition. La chorégraphie de ce second acte blanc laisse toujours plus de part à l’invention. Patrice Bart prend le parti de lignes et de triangles plus que les cercles d’un Noureev et cette proposition fonctionne jusqu’au dernier duo d’Odette et du Prince Siegfried, dûment salués par le public.
Le San Carlo en cette période de fêtes propose six spectacles en intégralité mais également cinq matinées pour les familles composées du 2ème et du 3ème actes. Il ne s’agit pas d’une version simplifiée de la chorégraphie. Sans orchestre, ces spectacles offrent une opportunité aux enfants de découvrir le ballet classique et au public plus averti de voir d’autres distributions à un tarif réduit. Ainsi Anna Chiara Amirante, Salvatore Manzo et Stanislas Capissi montrent que la compagnie, sans avoir un effectif pléthorique, peut aligner au moins trois distributions « maison » avec toutes les difficultés de la chorégraphie.
En ces temps chahutés, reprendre les fondamentaux du Ballet du San Carlo n’a rien d’une sinécure mais l’ambition de Stéphane Lissner et la confiance qu’il accorde à Clotilde Vayer font non pas des miracles, car c’est au pris d’un travail rigoureux, mais pour le moins des étincelles. Un Lac à suivre en tournée et une saison à explorer en mars et en juin pour des œuvres de Sir Kenneth MacMillan et de George Balanchine.