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Jacques Font: collectionner comme un ogre

Dans les foires d’art, à Bruxelles, Barcelone, Paris, il rôde, l’air fermé. Rond et silencieux, il observe tout, les mains dans le dos. Ce sont des moments où ses proches savent qu’il ne faut pas lui parler. Il est comme en chasse, dans un état second. Jacques Font, né à Perpignan en 1954, mène à présent une existence centrée autour de l’art et de sa collection. Les foires sont des moments où il est en transe. Les galeristes l’aiment et le craignent. Les artistes savent que dans les moments de vie courante il est tout l’inverse, joyeux et ouvert. Jacques Font est un paradoxe ambulant. Sa collection est à présent un ensemble significatif de plusieurs centaines de pièces, montré dans plusieurs musées.

Pas fait pour créer

Certes, sa nature, ses études et son milieu le portent dès le départ vers la culture. Il développe les cinémas de la famille, à Perpignan, construit plusieurs multiplexes dans la ville et en France, acquiert et cède des affaires commerciales. Il réussit. Ce qui l’amène à l’art, dit-il, c’est le plaisir de l’image comme dans le cinéma. Au-delà, c’est le processus de création qui le fascine. Il avoue ne pas être fait lui-même pour créer, sans aucun complexe, chacun est à sa place. A la quarantaine, il va dans des galeries où il est invité, participe à des vernissages, mais sa compagne de l’époque qui craint pour lui à cause d‘un collectionneur frénétique dans sa famille, freine des quatre fers. Ses moyens financiers augmentent beaucoup. Il se met à acheter massivement.

Une addiction

A l’origine de ses acquisitions, il décrit un état de manque addictif face aux œuvres. Sa démarche n’est pas rationnelle, elle est faite de brusques pulsions qu’il faut assouvir. Il doit conclure le marché, s’endetter, se mettre en danger. Neuf fois sur dix il n’a pas l’argent. Il est repéré par les marchands, qui lui font des conditions spéciales, parfois des paiements sur dix-huit mois. Il leur dit c’est ça ou rien. Sa collection augmente par dizaines. Il se voit en ogre collectionneur, qui dévore les œuvres les unes après les autres. Parmi ses premiers achats, on trouve Nicolas Daubanes (diplômé de Perpignan) et Eva Nielsen qui ont atteint aujourd’hui une forme de consécration. D’eux comme d’autres, il continue à acheter des pièces chaque année. Le nombre important de sa collection vient de là dit-il, de cette répétition, tout simplement. Puis il s’associe lui-même à des galeristes, en aide certains. Il rencontre les artistes. Son second fils s’oriente vers l’art contemporain. Vincent Madramany (centre d’art À cent mètres du centre du monde Perpignan) façonne son regard. Le filaf, festival sur l’art auquel il participe à la fondation, est un moment important chaque année. Il fait des rencontres.

Chez Jacques Font à Perpignan peintures de Goodie Lynch.

Un ogre collectionneur

Rapidement il a cent œuvres. Aujourd’hui ce sont plus de mille. Son nouveau plaisir devient de vendre des pièces, ce qui lui permet d’en acheter de nouvelles. Il a acheté puis vendu un Soulages, pour acheter d’autres artistes. Font a compris que lorsque les émotions le submergent devant une œuvre, c’est que d’autres éprouveront les mêmes choses. Il vend des artistes confirmés pour en acheter de jeunes, dans le but de les soutenir. Demain leur valeur augmentera ou pas. Il dit le faire pour eux et pour ses propres enfants. Il aime simplement ça sans doute, il l’accorde.

Dans les foires, on le voit souvent avec d’autres collectionneurs. C’est la même chose que le vin, affirme t-il: on aime boire avec des gens qui eux aussi aiment bien boire.Quand il discute avec Jacques et Evelyne Deret, avec les époux Wintringer ou d’autres, il éprouve un plaisir qui sous tend sa collection. Les galeristes le savent et le mettent en relation.

Il va sur la plupart des événements commerciaux d’ampleur en France, en Espagne et en Belgique. Il vit ces moments comme des compétitions. Art Basel, il la compare à la champions league. Et lui, il se voit jouer en division inférieure. Ne pas pouvoir acheter les Lee Ufan, les Richter à plus de cent cinquante mille euros le rend malade. Sa manière de voir le porte plutôt à multiplier les artistes à des prix plus modestes, plus à sa portée, que de se cantonner à un achat unique rarissime d’une pièce hors de prix. Là, il se voit utile. Il achète aussi en fonction des rentrées d’argent. Parfois il craque pour un artiste historique comme Marfaing. Certains des artistes, comme Eva Nielsen, il dit ne pas pouvoir vivre sans leurs œuvres près de lui.

Jacques Font chez lui avec une peinture de Kriki.

Ses débuts l’ont porté vers l’abstraction géométrique. Dans son appartement trône un important Morellet. Puis il a évolué vers d’autres genres. Sa collection n’est pas systématique comme celle de certains, qu’il côtoie et connaît, qui n’acceptent pas de sortir de leur doxa. Il assume parfois l’incongruité. Il cite son psychanalyste, et vante les contradictions humaines, qui préservent de l’intégrisme. Il explique ses propres contradictions. De façon générale, il parle volontiers de lui, sans pudeur.

De l’abstraction a la narration

Il aime en particulier les tableaux qui lui racontent une histoire. A Amélie les Bains, il va exposer cet été une partie de sa collection sous un commissariat de Vincent Noiret, auquel il a demandé de construire un commissariat tissé de récits. Font dit aimer les émotions fortes, comme au cinéma, où il prétend pleurer trois films sur quatre. On l’écrit sans vérification.

Par exemple, il parle de Matthieu Boucherit qui produit une série où il présente les mains expressives de dictateurs sur une partition tenue par un chevalet. La galeriste Valérie Delaunay lui présente ce travail. L’émotion le submerge. L’œuvre n’est plus disponible. La colère monte. Il part l’air fermé, définitif. Plus tard, l’artiste consent à vendre une épreuve d’artiste parce qu’il se souvient d’une rencontre et d’une visite d’atelier de Font. Le collectionneur est touché, presque flatté.

Catalan

Son lien à Perpignan est central dans son existence. Il raconte le grand nombre de galeries et leur qualité au début des années 2000, et leur disparition progressive: Thérèse Roussel, Castang, l’Olympe, Marion, le château de Jau, LISBA et À cent mètres du centre du monde. Il achète dans toutes, et pas uniquement des célébrités. Il veut soutenir le territoire catalan. A Barcelone, il va chez ADN et Rocio Santa Cruz, ne rate jamais le Gallery weekend. Lorsqu’il est à Paris, il se revendique de Perpignan, et on lui cite Sabine Dauré, le filaf, certains lui parlent de Pierre Restany natif d’Amélie. Il se sent entouré de ces ombres.

Chez Jacques Font. A gauche peinture de Pierre Teinturier.

Si on le laisse parler, Jacques Font multiplie les anecdotes à l’infini ou presque, sur les œuvres de sa collection. Il parle du passé en conjuguant au présent, comme si chaque événement était simultané au moment qu’il vit, sans distance. Il ne souligne pas l’écart de temps entre les pièces qu’il aime.

Son appartement est rempli d’œuvres. On lui demande la logique de l’accrochage. Il s’étonne: ce n’est qu’une question de place. Aucune logique, aucune préméditation. Bientôt il espère pouvoir montrer ses pièces d’une façon plus permanente. Où veut-il montrer sa collection? Partout. A Barcelone, où il est socio du Barça, et où est né son grand-père, immigré en France, plus qu’ailleurs.

Sébastien Planas
Realitzador nascut el 1975. Director del Filaf (Festival Internacional del Llibre d’Art i del Film) de Perpinyà. Membre del jurat de Cinema dels Premis El Temps de les Arts.

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