Paris c’est “comme une fille qu’on embrasse, mais dont le souvenir s’efface”, nous dit la chanson du groupe français L’Impératrice que Coachella et les festivals du monde entier s’arrachent depuis quelques mois. Et un peu plus loin, la voix fine et multipliée de Flore ajoute : “Paradis ou pas, sous les pavés je te vois.” Ce portail a parlé aux membres de ce groupe musical acclamé.
Patiemment, les six musiciens de l’impératrice construisent un son bien à eux, fait de basses puissantes et dansantes, de grooves précis, et de mélodies entêtantes sur des synthétiseurs d’un autre âge, aboutissant au final à une pop acidulée, harmonique et léchée, qui utilise la langue française d’une façon novatrice, mais s’autorise aussi des incursions régulières en anglais. Des textes mêlant nostalgie amoureuse et thèmes sociaux centraux, servent un corpus de deux albums (Matahari et Tako Tsubo) et plusieurs EP, dont une récente collaboration avec Rejjie Snow. Dans une interview généreuse, tôt le matin pour eux, tard le soir pour nous, ils nous disent tout de leur méthode, et de leur créativité, qui est sous leur contrôle intégral, attentifs qu’ils sont à leur précieuse indépendance.
A l’étranger, on connaît la France musicale surtout la French Touch. Certains d’entre vous viennent de Saint Germain en Laye dans les Yvelines, pas si loin de leur Versailles. Quel est l’héritage et quelles sont les différences?
Il y a un point commun c’est l’amour du groove des années 70-80. La musique dansante et de club. Air, Phoenix, Daft Punk, Saint Germain sont très orientés vers la production, voire des DJs. Ils nous ont permis d’aller plus loin et on a découvert les morceaux originaux des samples, pour construire une culture musicale, et en venir même au hip-hop. L’impératrice synthétise ces choses, mais par un groupe très instrumental. Car certains d’entre nous viennent du classique, de la musique baroque, d’instruments à cordes très techniques… Nous sommes des instrumentistes et on l’assume.
Sur scène on voit beaucoup de choses très préparées, et même dans certains morceaux, le passage des musiciens d’un instrument à l’autre.
Le groupe n’est pas des individualités. Le nom du groupe indique quelque chose de flou, mais commun. On s’appelait l’Impératrice dès le début, avant même qu’une fille fasse partie du groupe, Flore. On a la chance de pouvoir jouer différents instruments, et les gens le constatent. La musique peut se faire sur un téléphone, une tablette… et c’est très bien, car on peut faire des choses géniales avec des sources très simples. Nous sommes au contraire dans le fait main l’artisanal et on veut le montrer. C’est très soigné ce que l’on fait. On s’applique!
Dans les inspirations françaises, qui compte pour vous? Un des seuls à avoir réussi à l’extérieur c’est Gainsbourg par exemple.
Plutôt Nino Ferrer pour nous. Il voulait sortir des carcans de la chanson française, comme Michel Berger aussi. Mais Ferrer voulait absolument éviter le français comme langue, pas nous. La première version du Sud est en anglais, cela se sait peu. Gainsbourg est intéressant par sa capacité à s’entourer des meilleurs musiciens du monde dans chaque univers: jamaïque, new-york… L’homme à la tête de chou est un de nos albums préférés. Surtout son attitude détonnait avec les gentils garçons de l’époque. Il jouait au “branleur”, au mauvais garçon. Il sortait du carcan. Nous on est gentils et bons élèves aussi! Mais de lui on retient sa curiosité sans frontière, sa production par exemple et son utilisation très novatrice du sampling. Nos influences se mettent en commun, comme lui, mais lui il était seul. Nous ce que nous faisons, c’est de la pop, au sens de pop culture, de mixages des influences.
Vous revendiquez votre indépendance. Qu’est-ce que l’indépendance? Et jusqu’où va-t-elle?
Par la négative, c’est ne pas être signé par une major. On a un label, qui est petit et on avance comme une famille. On a moins d’argent mais beaucoup de liberté. On va où on veut musicalement. Chacun de nous s’occupe de petites choses, par exemple nos réseaux c’est directement Flore, qui le fait très bien. Pareil pour le spectacle, les costumes ou les éditions. On n’a pas de contrat avec une structure qui s’occuperait de tout. C’est un peu DIY. Alors le projet est à chaque fois très imprégné de nos âmes. On y tient beaucoup. Ça peut aller moins vite, mais peut-être plus loin. On saisit les mains tendues quand elles apparaissent, les pays, les pistes. On est liés corps et âme à l’Impératrice.

Venons-en à vos textes, gorgés de poésie. J’ai lu que le départ est parfois du “yaourt”?
Matahari notre premier privilégie le son sur le sens. Comme Mc Cartney. Yesterday c’est “scrambled eggs” par exemple (rires). Certains écrivent d’abord leurs textes, puis cherchent la musique. Pour Tako Tsubo, notre deuxième album, il y avait une volonté de sens plus forte. Je (Flore) me suis impliquée différemment, et j’ai travaillé avec Fils Cara, chanteur qui est sur le même label que nous (Microqlima, ndlr). Pour cet album, les textes étaient plus construits. On est influencés par d’autres disciplines, c’est normal: les émotions de la musique viennent d’ailleurs. Il était une fois dans l’ouest par exemple, a toujours été un fil rouge pour moi (Charles), qui m’a guidé dans ma lecture de tout ensuite. C’est un film à personnages, contrairement à ceux de Cimino par exemple, qui privilégient le paysage. Sergio Leone fait en sorte que les personnages guident le film. Ennio Morricone a créé une musique par personnage. A chaque apparition la musique change. Ça m’a beaucoup guidé pour la musique et les lectures de livres. Le Bleu du ciel de Georges Bataille est mon livre préféré. Mes premières maquettes s’appelaient Le bleu du ciel, parce que pour moi, chaque instrument y était un personnage. Balzac parrait-il avait des poupées devant lui en écrivant, qu’il approchait ou écartait selon la présence des personnages dans ses textes.
Je m’inspire le moins possible de chansons (Flore), parce qu’il y a un vrai risque de mimétisme. Je me suis beaucoup intéressée à la linguistique pour Tako Tsubo, par exemple l’intrusion de mots étrangers ou de néologismes dans une langue. Je suis une fan des podcasts, par exemple Les pieds sur Terre, qui sont des mines d’or. Dans The dictionary of obscure sorrows, il y a le concept de “Sonder”, qui est ce qu’on éprouve comme vertige en prenant conscience de l’immensité des vies humaines autour de nous, et que nous ne connaîtrons jamais. Par exemple, les gens que l’on croise dans la rue. Ce concept de “sonder” est un mélange entre plusieurs mots, un néologisme qu’il a créé. Je lis aussi de la poésie comme Thomas Vinau, ou Cummings, ou Keats.
Vous avez joué à Barcelone ce printemps, deux fois, à la salle Apollo. Vous en gardez quel souvenir?
Une folie furieuse! On a joué à quelques semaines d’écart. Les gens chantaient même les parties instrumentales, on était très touchés. C’était la reprise, et ça nous a fait beaucoup de bien, c’était de l’énergie positive. On va revenir début de l’été prochain, promis.