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‘In Limbo’: à propos du film ‘La Cave’

À propos du film ‘La Cave’ de Camille Santacreu sorti en 2021 et projeté le 17 Novembre 2023 au Kovent Puntzero, Barcelone. La Cave est une résidence d’artiste proposée par Camille Santacreu ayant eu lieu entre 2017 et 2020. Au travers d’un protocole simple, une invitation à séjourner dans une cave selon une durée prédéfinie, une douzaine d’artistes n’avait que pour seule contrainte la tenue d’un journal filmé afin de livrer leurs sentiments et leurs réflexions.

La Cave, un film de Camille Santacreu, 191 min, vidéo numérique
Musique originale : Romain Bertheau & Gaspard Claus
Mixage Son : David Cook
Étalonnage : Natasha Ikoli

Les artistes présents dans La Cave: Mickael Barnabé, Jérémy Chabaud, Clara Claus, Alexis Gallissaires, Gaetan Goran, Mathieu Legrand Losfeld, Néomie Pfeiffer, Benoit Pingeot, Camille Rosa, Charles-Henry Sommelette, Quentin Spohn, Kai Simon Stroeger, Martine Viale.

C’est une exploration des profondeurs de l’âme artistique, mettant en avant la confrontation avec soi-même dans un contexte d’enfermement. Il n’était pas question au départ de la production d’un film en tant que tel, mais au fil des quatre expositions qui ont rendu compte des expériences des artistes, l’idée est venue de faire un montage de ces témoignages, de toutes ces traces de vidéo. Le montage à durée un an, au plus fort de l’épidémie de Covid-19, où le monde entier se cloîtrait dans les espaces confinés de leurs habitations.

Certains artistes trouvent l’inspiration en étant immergés dans le monde qui les entoure, en interagissant avec différentes perspectives et en réagissant aux événements actuels. D’autres préfèrent s’isoler pour se concentrer intérieurement sur leur travail, éliminant ou soustrayant les évagations. Sans distractions, sans accès au divertissement1 ou à l’entertainement2, l’expérience de la cave tend à exacerber le processus de la solitude. Elle implique de se replier pour vivre et pour sentir un éloignement du cosmos. Les liens avec l’extérieur sont quasi inexistants, pas d’accès à la lumière naturelle, ou peu, pas d’objets rappelant le temps qu’il passe, pas d’informations venant du monde extérieur. Simplement soi comme source de toute chose, un isolement pour explorer son monde intérieur de manière approfondie. Repliant encore une couche du réel tout en dévoilant une part supplémentaire du rapport à l’acte de création, du monde clos à l’univers infini.

La dualité de l’immanence et de la transcendance apparait alors, déployée singulièrement selon les personnalités impliquées. Les artistes ont-ils pensé ce moment comme transcendant, suggérant qu’il va au-delà du monde matériel pour atteindre des réalités plus élevées ou des vérités universelles ? Ou alors comme immanent, intimement lié au monde matériel et à l’expérience humaine ? Les perspectives ouvertes par le film nous montrent l’enchevêtrement de ces questionnements chez les artistes. Cela interroge aussi la relation entre l’environnement et la création, évoquant des idées sur la liberté artistique, les limites de l’inspiration et l’influence de l’environnement sur la vision artistique.

La cave.

Le protocole, rappelant certaines expériences scientifiques (Deep Time3), ou les isolements volontaires (comme celui de Beatriz Flamini4), met en lumière la capacité des artistes à trouver l’inspiration dans des conditions inhabituelles, explorant ainsi les frontières de leurs possibles dans un dasein presque tautologique. De plus, la tenue d’un journal filmé, ou de prise de vues de leur environnement, nous amène à voir comment les artistes se mettent en scène, comment ils évoquent le quotidien de l’expérience, le rapport au temps ou aux angoisses. Cette exploration liminale et intime nous amène bien souvent au-delà d’une simple réflexion sur le travail artistique ou de l’apparition de l’inspiration dans des milieux contraignants. Certains artistes réfléchissent ainsi à ceux que l’Histoire amène de force dans ces circonstances, ceux qui ont du et doivent réellement survivre dans les sous-sols pour leur propre sécurité.

Cela soulève donc aussi des questions éthiques liées au bien-être des artistes, les implications sur la santé mentale, et sur la productivité et la créativité qui en découlent. Cette expérience peut également être interrogée en termes de contrôle et de liberté individuelle ; dans quelles mesures les artistes sont prêts à sacrifier leur liberté pour l’expérimentation créative. Nous pouvons aussi voir cette résidence comme un acte de résistance, en travaillant loin de de la lumière, loin des influences, loin du monde de l’art, relégués à l’extérieur par un spectacle d’ombres et un ascétisme reclus. Un atelier hors du temps et du zeitgeist, une singularité topologique et une abstraction temporelle dans l’hyperconnectivité contemporaine. Une bulle éphémère dans le Stack de Benjamin Bratton.

Les paroles de certains artistes dans ce film expriment une connexion profonde entre l’énergie intérieure et l’influence de l’environnement extérieur, en particulier la lumière du jour lors du réveil. L’idée que trouver de l’énergie est difficile sans cette lumière suggère une dépendance subtile à la nature. D’autres se débattent avec l’angoisse qu’une telle expérience leur fait naitre. Tous perdent la notion du temps, il devient totalement subjectif, et implicitement relatif. Leur espace-temps devient autonome, hétérotopique. Dans une inversion foucaldienne, La Cave est un lieu-évènement qui survient en lieu et place du contrôle continu, régulier, normalisant fuyant ainsi la violence globale du corps social5.

Le film du Camille Santacreu.

Elle est comme une « Temporary Autonomous Zone” telle que décrite par Hakim Bey6. Les T.A.Z. sont souvent associées à des idées de résistance, de subversion, et de création d’alternatives au sein de la société dominante. L’idée est de créer des moments où les individus peuvent vivre une autonomie temporaire et échapper aux normes et aux contrôles habituels. Michel Foucault parle lui d’hétérotopies de désir7 qui tenterait de juxtaposer plusieurs espaces en un seul, créant ainsi des réalités alternatives. Ces espaces ont souvent des règles propres qui diffèrent de celles de la société environnante, offrant une expérience différente de la réalité. Dans La Cave, il s’agit d’un cadre physique réel et d’un ensemble d’espaces et de couches psychologiques construisant des structures mentales, comportementales et/ou spirituelles. Comme une paraphrase à Baudrillard, nous pourrions dire que dans l’hyper-réalité de la cave, l’art simule et dissimule, révélant la disparition du réel dans la création artistique.8

Au départ, la résidence était pensée comme un rituel de passage, entre mort et renaissance, dans une relation au spirituel et à l’occulte tendant au sacré. Ayant séjourné dans le royaume souterrain, la porte s’ouvrait à nouveau et permettait un retour à la vie. Comme une forme d’expiation christique ou comme le miracle de Lazare. Pourtant, la création d’un protocole aux atours sociologiques proposait un équilibre dans cette allégorie utérine. Les artistes ayant participé à cette expérience ont été envisagés comme des explorateurs, des archéologues de leurs propres sédimentations mentales et symboliques. Leur choix volontaire dispensait alors d’une quelconque tout puissance la personne qui refermait la porte, une proposition d’expérience acceptée par toutes et tous. Nietzsche, parlant de la solitude écrivait dans le Crépuscule des Idoles que « Pour vivre seul, il faut être une bête ou un dieu, dit Aristote. Reste un troisième cas : il faut être les deux à la fois… philosophe ». Voilà une trinité qui décrit, par certain aspect, le rapport au monde qu’entretiennent les artistes, bestiaux et démiurges dans leurs libres pensées.

1 Blaise Pascal, Pensées, L.414, « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant, c’est la plus grande de nos misères. »

2 Francesco Masci, entertainment ! , « l’entertainment est l’achèvement de la culture absolue »

3 https://deeptime.fr

4 Beatriz Flamini est restée 500 jours sous terre, se filmant en train de lire, de tricoter, de peindre

5 Michel Foucault, Surveiller et punir, « La souveraineté disciplinaire se donne pour fin de réduire la violence globale du corps social et d’établir un contrôle continu, régulier, normalisant, laissant le moins de place possible à l’événement.”

6 Hakim Bey, T.A.Z.

7 Michel Foucault, Des Espaces Autres

8 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulations

Mathieu Legrand-Losfeld
Artista. Va ensenyar i dirigir pedagogia a les Beaux-arts de Perpinyà i actualment és professor-investigador a la Universitat de París 1 Panthéon Sorbonne. Està desenvolupant una tesi sobre les relacions antropològiques entre arts, ciències i imatges. Ha participat en diferents grups de recerca (Art & Flux) i en diferents congressos universitaris. Ha participat en diferents comissariats col·lectius d'exposicions d'art contemporani (CAC Walter Benjamin, Musée Rigaud). Les seves obres han estat exposades en diferents llocs com Paréidolie, Drawing Room, Arts on Paper, MRAC Sérignan, Galerie Thaddeus Ropac, Galerie Michel Journiac, SWAB, Jeune Création, etc... La seva obra està present en diverses col·leccions privades, com ara Col.leccio Civit o la Fundacio Bassat.

Artiste. Il a enseigné et dirigé la pédagogie aux Beaux-arts de Perpignan et est actuellement enseignant-chercheur l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il développe une thèse sur les relations anthropologiques entre arts, sciences et images. Il a participé à différents groupes de recherches (Art&Flux) et différents colloques universitaires. Il a participé à différents commissariats collectifs d’exposition d’art contemporain (CAC Walter Benjamin, Musée Rigaud). Ses travaux ont été exposés dans différents lieux tels que Paréidolie, Drawing Room, Arts on Paper, MRAC Sérignan, Galerie Thaddeus Ropac, Galerie Michel Journiac, SWAB, Jeune Création, etc… Son travail est présent dans différentes collections particulières, comme la Col.leccio Civit ou la Fundacio Bassat.

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